Le magasin spécialisé dans le meuble et l’architecture d’intérieur a lancé sa propre ligne de mobilier et accessoires. Une initiative qui revalorise l’artisanat et rend obsolète la relation triangulaire entre designer, producteur et distributeur
A la fin des années 1950, Paolo Boffi, président des cuisines du même nom, rencontre le designer Joe Colombo sur les pistes de ski du Stelvio. Ils deviennent amis puis décident, sur les bases de cette entente, de travailler ensemble. De cette collaboration naît une des icônes du design, la «Carrellone» ou «mini-kitchen», un trolley doté de plaques chauffantes, d’un réfrigérateur, de rangements ou encore d’un plan de travail.
En 2010, Mathieu Winkler, directeur de Moyard à Morges, se lie d’amitié avec les designers Olivier Rambert et Singal Mösch. De cette relation naît aussi un meuble, ou plutôt une collection, la première «famille» Edition by Moyard. «Pour valoriser les savoir-faire de ma société, j’ai décidé d’utiliser mes ateliers pour communiquer. Même si Moyard existe depuis près de 200 ans, peu de personnes connaissaient l’existence de ces espaces. J’ai donc décidé d’y organiser une exposition d’art et de design.»
Une biennale qui tous les deux ans permet de découvrir les travaux de créateurs contemporains (le peintre Olivier Saudan, le plasticien Flynn Maria Bergmann ou encore les photographes Daniela Droz et Tonatiuh Ambrosetti) là où d’habitude travaillent les artisans. «En 2012, lors de la deuxième édition, Olivier Rambert, Singal Mösch et moi-même avons lancé «Noch ein Tisch», le premier meuble de la ligne Edition by Moyard.»
La réception de cette table en bois massif – toute simple, si belle – est telle que les trois créateurs décident d’agrandir la famille de sept autres objets.
«Le concept clé de ces éditions, c’est que tout soit local: on fabrique en Suisse, avec des essences et des savoir-faire d’ici. L’artisan est au centre du produit, il a autant son mot à dire que le designer.»


Une façon intelligente de revaloriser les métiers d’art du mobilier après une période particulièrement difficile pour les indépendants de la branche, mis à mal par la crise et par les taux de change défavorables. «Nous ne sommes pas du tout dans un schéma industriel mais dans une production à l’unité, artisanale.» Autant que faire se peut, Mathieu Winkler utilise les professionnels et les matériaux à disposition dans ses ateliers. «Je suis producteur et revendeur, c’est là que je peux être compétitif, aucune marge supplémentaire n’étant prise par une tierce personne. C’est grâce à cette «économie» que je peux m’offrir le luxe de ne pas calculer les coûts de production. Et je ne fais pas de packaging. Je sors le meuble du dépôt, le mets dans le camion et le livre au client, sans emballage. Là aussi je réduis les coûts.»
Faisons tout de même le calcul. La grande table de 240 cm sur 90, dont le prix de vente est de 5650 francs dans sa version en chêne massif huilé, exige au bas mot 4 jours de travail d’un ébéniste rémunéré au tarif horaire de 90 francs. La matière première coûte à elle seule 1500 francs. Trente-deux heures fois 90 équivalent à 2880 francs, auxquels il faut ajouter les 1500 de matériaux. Total: 4380 francs. La marge n’est donc pas large, sans oublier que dix pour cent du prix de vente reviennent aux designers, soit presque 600 francs pour cette pièce.
A titre de comparaison, chez un éditeur comme Cassina, le designer est soit payé au forfait sans intéressement aux ventes, soit il touche des royalties sur chaque vente, celles-ci n’excédant en général pas 2% du prix.
Il demeure que, à tarif égal, il est plus facile de vendre une table produite à la chaîne mais labellisée d’un grand nom du design italien qu’une pièce réalisée entièrement à la main et à l’unité. Un défi pour Mathieu Winkler: «Il faut éduquer les clients, leur expliquer les techniques, parler des artisans… Mais ça les passionne! Ils se rendent compte ainsi du travail derrière chaque pièce et du bien-fondé du prix final.»

«L’important, dans ce type de collaborations, c’est leur dimension expérimentale, note Alexandra Midal, historienne et théoricienne du design, commissaire d’exposition indépendante et responsable des orientations Master Design et des enseignements théoriques de la HEAD à Genève. La maison d’édition ou de distribution qui se porte garante pour des projets de cette nature offre aux designers le temps nécessaire pour confronter leurs idées au réel et les libère des impératifs d’une production industrielle. C’est une très bonne nouvelle pour l’époque!» Un temps de recherche indispensable à la création, mais que peu d’indépendants peuvent se permettre. Pour la spécialiste, on renoue avec l’esprit et la tradition du design italien des années 1960, engagé et qui prend des risques.
Après les meubles, Edition by Moyard a lancé une ligne de sacs avec la marque lausannoise Prism, dont le créateur Fabien Baudin était lui aussi «d’abord un ami»… «Nous sommes partis de ses patrons et avons réalisé les pièces avec des textiles et cuirs faits pour des meubles et qu’on n’utilise jamais pour des accessoires de mode, développe Mathieu Winkler. A l’atelier, entre deux rideaux, mes courtepointières se sont mises à faire des sacs.»
Pour cette première série limitée, ce sont les imprimés classiques de l’ameublement (toile de Jouy, fruits ou géométrie) qui ont été choisis. Prix de vente du sac Edition by Moyard en collaboration avec Prism: 280 francs. «Pour la doublure, nous avions d’abord choisi un simple coton. Mais le résultat ne nous plaisait pas. J’ai trouvé des chutes de lin glacé dans le dépôt, un textile utilisé dans l’ameublement et qui vaut 200 francs le mètre. On les a récupérées pour faire ces doublures.»
Cette diversification, Mathieu Winkler la finance en empruntant au budget marketing de sa société. «Economiquement, je ne suis pas dans un rendement efficace, continue-t-il. Mais, hormis la satisfaction personnelle que me procure cette aventure, cela me sert à valoriser le nom de Moyard différemment.» En termes d’image, le cercle est vertueux puisque, en s’associant avec des marques dont la clientèle a entre 20 et 30 ans, le directeur fait connaître le nom de sa maison à de nouveaux prospects. Tout en soignant ses consommateurs traditionnels en quête de la noblesse de l’ouvrage artisanal.
D’autres éditions suivront, comme un livre d’auteur ou un multiple réalisé par des artistes bâlois. Quant aux ateliers de la rue de Lausanne, ils continuent leur mue pour devenir un Soho morgien, accueillant les studios de designers, photographes et graphistes. «Tous les premiers jeudis du mois, nous organisons un concert, soit une répétition entre musiciens qui n’ont pas l’habitude de jouer ensemble. Enfin, dès l’année prochaine, nous ouvrirons un espace d’expositions temporaires au rez-de-chaussée du bâtiment.»
On renoue avec l’esprit et la tradition du design italien des années 1960, engagé et qui prend des risques.
